À la fin du Ier siècle apr. J.-C., une atmosphère de peur et de méfiance planait sur le palais du Palatin à Rome. Conformément à la richesse de son occupant, cette paranoïa se manifestait sous une forme particulièrement ostentatoire. Selon la tradition, l’empereur Domitien aurait fait tapisser les murs de ses galeries colonnades d’une pierre brillante appelée phengite.
Découverte en Cappadoce sous le règne de Néron, cette pierre agissait comme un miroir, permettant en théorie à Domitien de surveiller les couloirs de son palais et d’apercevoir la lame d’un assassin avant qu’elle ne l’atteigne.
Mais comment en était-il arrivé là ? Pourquoi cet homme redoutait-il tant d’être assassiné, même au sein de son propre palais ? Comprendre la vie de l’empereur Domitien nécessite de dépasser les éloges exagérés des poètes et les critiques acerbes des historiens antiques.
Entre des vers louant sa splendeur impériale et des récits le décrivant comme un tyran cruel, la réalité de son règne – qui dura 15 ans, le plus long depuis Tibère – et son administration efficace de l’Empire, à l’aube de son âge d’or, restent souvent occultées.
L’Ascension d’une Dynastie : Domitien et les Flaviens
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En 68 apr. J.-C., un vide de pouvoir s’installa dans l’Empire romain. Néron, dernier des empereurs julio-claudiens, s’était suicidé. Après l’incendie dévastateur de Rome en 64 apr. J.-C., la construction opulente de la Domus Aurea (Maison Dorée) de Néron avait exacerbé l’exaspération populaire.
Une révolte éclata en Gaule sous la direction du gouverneur provincial, Gaius Vindex, précipitant la chute de Néron et l’ouverture d’une guerre civile. Pour la première fois depuis la victoire d’Auguste sur Marc Antoine et Cléopâtre à Actium en 31 av. J.-C., plusieurs prétendants à l’Empire s’affrontèrent rapidement : Galba, Othon, Vitellius et Vespasien.
C’est finalement Vespasien, commandant des légions romaines en Égypte, en Syrie et en Judée, qui triompha. Il rétablit l’ordre après la guerre civile, et comme le rapporte Suétone : « L’Empire, longtemps instable, fut enfin pris en main et stabilisé. » Durant son règne, Vespasien chercha avant tout à restaurer l’ordre et à assurer une succession sans heurts.
Il veilla donc à ce que ses deux fils, Titus et Domitien, soient reconnus comme ses héritiers, établissant ainsi la dynastie flavienne et garantissant la pérennité de son œuvre.
Rivalité Fraternelle : Titus et Domitien
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Être le cadet dans la Rome antique n’était pas toujours une position enviable. La ville elle-même, selon la légende, fut fondée sur un fratricide, lorsque Romulus tua son frère Rémus. Plus tard, d’autres luttes fratricides ensanglantèrent l’histoire impériale, comme l’assassinat de Géta par son frère Caracalla en 212 apr. J.-C. Domitien vécut lui aussi dans l’ombre de son aîné, Titus, qui jouissait de tous les honneurs.
Lors du triomphe accordé aux Flaviens après la répression de la révolte en Judée, Vespasien et Titus menaient le cortège, tandis que Domitien suivait en arrière-plan, témoignant de son rôle secondaire dans la hiérarchie familiale. L’arc de triomphe érigé à l’extrémité sud-est du Forum romain immortalise cette victoire en représentant les légionnaires romains pillant les trésors juifs.
Bien que Domitien détenait quelques titres honorifiques et sacerdotaux, Titus restait l’héritier incontesté, partageant le pouvoir tribunicien avec Vespasien et commandant la garde prétorienne. Lorsque Vespasien mourut en juin 79 apr. J.-C., la transition fut fluide, maintenant Domitien à l’écart du pouvoir réel.
Le règne de Titus, bien que bref, fut marqué par des événements majeurs : l’éruption du Vésuve en 79 apr. J.-C., qui engloutit Pompéi et Herculanum, ainsi que l’inauguration du Colisée avec des jeux spectaculaires durant cent jours. Il lança également la construction des Thermes de Titus.
Mais en 81 apr. J.-C., Titus succomba à une fièvre, mettant fin à un règne de seulement deux ans. Cassius Dion suggéra plus tard que cette brièveté lui permit d’éviter toute faute politique notable. Néanmoins, son décès ouvrit la voie à Domitien, un empereur qui ne bénéficierait pas de la même bienveillance de la part des historiens antiques.
Une Vision Autoritaire du Pouvoir
Dès le début de son règne, Domitien affirma sa conception du pouvoir. Contrairement à son père et à son frère, qui avaient maintenu une certaine coopération avec le Sénat – malgré la législation de Vespasien consacrant sa suprématie – Domitien n’eut aucun scrupule à écarter cette façade de collégialité. Son pouvoir était absolu et il le fit savoir. Pourtant, derrière cette autorité sans partage, se dessine le portrait d’un homme fait pour la bureaucratie.
Suétone le décrit comme un juge méticuleux, soucieux de l’intégrité publique et du respect des mœurs romaines (du moins à ses débuts). Dans son effort pour restaurer la moralité et les traditions, Domitien chercha à se placer dans la lignée d’Auguste, comme en témoigne sa célébration des Jeux Séculaires. Son interventionnisme s’étendit aussi à l’économie impériale, où il fit frapper une monnaie d’un alliage de grande qualité.
Domitien et l’Armée Romaine : Un Empereur en Guerre ?
Les historiens antiques ne dressent pas le portrait d’un empereur belliqueux. Suétone affirme même qu’il « ne s’intéressait pas aux armes », bien qu’il fût redoutablement habile à l’arc. Pourtant, son règne fut marqué par plusieurs campagnes militaires, essentiellement défensives. Il travailla au renforcement des frontières impériales (limes) en Germanie, une expédition que Dion Cassius décrit comme ayant eu peu d’hostilités.
Néanmoins, conscient du prestige militaire de son père et de son frère, Domitien entreprit une guerre contre les Chattes en 82-83 apr. J.-C. Peu de sources détaillent cette campagne, mais il célébra un triomphe grandiose et adopta le titre de Germanicus. Selon Tacite, cette victoire fut en réalité une mascarade, et les « captifs » exhibés à Rome n’étaient que des figurants grimés.
Sous Domitien, la conquête romaine de la Bretagne s’accéléra. Entre 77 et 84 apr. J.-C., Gnaeus Julius Agricola, gouverneur de l’île et beau-père de Tacite, mena une série d’expéditions dans le nord. La plus célèbre reste la bataille du Mons Graupius en 83 apr. J.-C., une victoire romaine spectaculaire mais peu décisive. Peu après, Agricola fut rappelé à Rome, ce que Tacite attribue à la jalousie de Domitien face à ses succès militaires.
Le règne de Domitien fut aussi marqué par la menace dace. En 84-85 apr. J.-C., le roi Décébale franchit le Danube et ravagea la province de Mésie, tuant son gouverneur. Domitien et son préfet du prétoire, Cornelius Fuscus, menèrent une contre-offensive victorieuse en 85 apr. J.-C., lui valant un deuxième triomphe. Cependant, en 86 apr. J.-C., les Romains perdirent une bataille, et Fuscus trouva la mort. Une autre invasion en 88 apr. J.-C. infligea une défaite à Décébale, mais sans conquête définitive.
Un Empereur-Bâtisseur : La Reconstruction de Rome
Quand on pense à l’héritage culturel de Rome, on évoque souvent la philosophie de Marc Aurèle ou l’amour des Grecs d’Hadrien. Domitien, en revanche, est rarement mentionné. Pourtant, malgré les critiques des auteurs antiques, peu d’empereurs laissèrent une empreinte architecturale aussi vaste sur Rome et son empire.
La capitale impériale avait un besoin urgent de rénovation après un incendie majeur en 80 apr. J.-C., qui détruisit plusieurs monuments prestigieux. Domitien fit restaurer avec faste le Temple de Jupiter Optimus Maximus sur le Capitole, acheva le Temple de Vespasien et Titus, ainsi que l’Arc de Titus dans le Forum romain.
Son empreinte sur Rome est encore visible aujourd’hui, bien que discrète. Il lança la construction d’un nouveau forum, aujourd’hui appelé Forum Transitorium ou Forum de Nerva, reliant le Forum romain au quartier de la Subure et abritant un temple dédié à Minerve. De même, une vue aérienne de la Piazza Navona révèle la forme caractéristique du Stade de Domitien, construit en 86 apr. J.-C., et qui servit de modèle au Colisée.
Mais l’architecture servit aussi à illustrer les excès de Domitien. Il se fit bâtir de somptueuses résidences à travers l’Italie, notamment la Villa de Domitien dans les monts Albains. À Rome, il fit ériger un immense palais sur le Palatin, incluant un stade privé pour ses divertissements. C’est dans les couloirs de marbre réfléchissant de ce palais que l’empereur, de plus en plus paranoïaque, se retira à la fin de son règne.
Fait rare, nous connaissons le nom de son architecte principal : Rabirius.
Domitien et la Religion : L’Empereur et ses Divinités
Fidèle aux traditions romaines, Domitien est connu pour sa profonde dévotion aux dieux et déesses du panthéon romain. Son attachement à la religion se manifeste particulièrement dans ses constructions architecturales à Rome.
Le culte de Jupiter occupa une place centrale sous son règne : il fit édifier un sanctuaire dédié à Jupiter Custos (Jupiter le Gardien) à l’endroit où il s’était réfugié pendant la guerre civile après la mort de Néron. Cet édifice s’ajoutait au Temple de Jupiter Optimus Maximus sur le Capitole, le plus visible de ses projets religieux.
Cependant, la divinité la plus chère à Domitien fut Minerve, qu’il vénérait avec un zèle particulier. La déesse figure abondamment sur ses monnaies et fut honorée comme protectrice de la Legio I Minervia, légion créée en 82 apr. J.-C. pour sa campagne contre les Chattes en Germanie. Il intégra également un Temple de Minerve dans le Forum Transitorium, dont des fragments de frise illustrent le mythe d’Arachné, la tisseuse qui osa défier la déesse.
La Fin Tragique de Domitien : Assassinat et Disgrâce
Le 18 septembre 96 apr. J.-C., Domitien fut assassiné, mettant fin à un règne de 15 ans marqué par de nombreuses tensions. Suétone rapporte que plusieurs présages avaient annoncé sa mort. Un devin germanique, Larginus Proclus, alla même jusqu’à prédire la date exacte du décès de l’empereur. Ce fut une imprudence fatale : Domitien, furieux, le condamna à mort pour conjurer le sort. Ironiquement, son exécution fut retardée, et l’empereur fut assassiné avant que la sentence ne soit appliquée, sauvant ainsi Larginus de justesse.
Le meurtre de Domitien résulta d’un complot impliquant plusieurs membres de sa cour. Suétone affirme que le chambellan Parthenius en fut l’instigateur, tandis que l’exécution du plan revint à Maximus (un affranchi de Parthenius) et Stéphanus (l’intendant de sa nièce).
Alors que l’empereur était occupé à son bureau, Stéphanus s’approcha discrètement et, cachant un poignard sous un faux bandage, le poignarda. Une lutte s’ensuivit, au cours de laquelle Stéphanus fut lui-même tué, mais Domitien succomba à ses blessures. À 44 ans, il mourut, victime des conspirations qu’il redoutait tant.
Son corps fut emporté et incinéré par sa nourrice Phyllis, ses cendres étant déposées dans le Temple des Flaviens aux côtés de celles de sa nièce. Cependant, son héritage fut immédiatement attaqué. Le Sénat orchestrait une damnatio memoriae, effaçant son nom des inscriptions, détruisant ou retravaillant ses statues. Pline le Jeune décrit avec jubilation la destruction des effigies de l’empereur :
Pourtant, la mémoire de Domitien reste plus nuancée qu’il n’y paraît. Le peuple de Rome resta relativement indifférent à sa chute, tandis que l’armée réagit avec hostilité. Certaines légions allèrent jusqu’à se mutiner en apprenant son assassinat. Ces réactions rappellent que les historiens antiques, issus du Sénat, offrent une vision biaisée d’un empereur dont l’héritage demeure complexe.
Conséquences : De Domitien à l’Optimus Princeps
La mort d’un empereur romain soulevait inévitablement des défis politiques. Avec Domitien, la dynastie flavienne prenait fin, laissant une question cruciale : qui lui succéderait ? Selon les Fasti Ostienses – le calendrier de la ville portuaire d’Ostie – le Sénat proclama immédiatement Marcus Cocceius Nerva empereur le jour même de l’assassinat de Domitien. Cassius Dion rapporte même que Nerva aurait été approché par les conspirateurs avant le meurtre, suggérant qu’il était leur choix dès le départ.
Cependant, l’armée romaine, fidèle à Domitien, accueillit la nouvelle avec colère, mettant Nerva dans une position délicate. La frappe de monnaies proclamant la concordia exercituum (l’unité des armées) ne suffisit pas à calmer les esprits. La situation s’aggrava en 97 apr. J.-C. lorsque des membres de la garde prétorienne prirent Nerva en otage, exigeant que les assassins de Domitien soient punis. Contraint de céder, l’empereur leur livra les meurtriers pour apaiser leur soif de vengeance.
Conscient de sa faiblesse, Nerva désigna Marcus Ulpius Traianus comme successeur. Gouverneur en Pannonie ou en Germanie, Trajan jouissait d’une solide réputation militaire, renforçant ainsi la légitimité du régime. Reconnu comme César, il devint héritier et corégent. À la mort de Nerva, début 98 apr. J.-C., il lui succéda sans heurts. Ses cendres furent déposées dans le Mausolée d’Auguste, dernier empereur à y être inhumé.
Avec Trajan, Rome entama une nouvelle ère impériale, caractérisée par une succession d’empereurs adoptifs. Cette période, souvent qualifiée d’âge d’or de l’Empire, vit émerger des dirigeants considérés comme les meilleurs de l’histoire romaine.
Derrière le mépris des historiens antiques, issus d’un Sénat dont l’influence fut réduite par Domitien, se cache une réalité plus nuancée. Loin de l’image caricaturale du tyran despotique, Domitien fut un administrateur compétent, dont les réformes assurèrent une stabilité durable à l’Empire. Si ses successeurs connurent un règne prospère, beaucoup doivent leur succès aux bases solides mises en place sous Domitien.