« Je ne dois pas permettre que l’Empire romain demeure impuissant », déclara Septime Sévère en l’an 193, en galvanisant les légions de Pannonie pour leur marche vers la capitale impériale. L’Empire, apparemment si florissant sous le règne de Marc Aurèle, avait sombré dans le chaos. Les vices de Commode, sanctionnés par son assassinat et sa damnatio memoriae en 192, avaient ouvert une période d’instabilité et de luttes pour le pouvoir.
Septime Sévère incarnait le cosmopolitisme de l’Empire romain. D’origine africaine, natif de Leptis Magna en Libye, sa carrière s’était déjà étendue de la Sardaigne à la Syrie. Gouverneur de Pannonie (l’actuelle Hongrie), il était stratégiquement positionné — et disposait de légions redoutables — pour marcher sur Rome et exploiter le vide impérial laissé par la mort de Commode.
Une année, cinq empereurs
Rome n’était pas étrangère aux guerres civiles. Le sang y avait souvent coulé dans des luttes de pouvoir, mais l’année 193 fut différente. Après l’assassinat de Commode lors du réveillon du Nouvel An 192, pas moins de cinq empereurs se disputèrent le trône en succession rapide, déclenchant une période de conflits sanglants à travers l’Empire. D’abord, le Sénat nomma Pertinax, un homme d’État chevronné.
Se réclamant de l’héritage de Marc Aurèle, il promit un retour à la politique sénatoriale après les excès mégalomanes de Commode. Toutefois, sa discipline sévère et son refus de distribuer de larges gratifications lui attirèrent l’hostilité des prétoriens, qui le firent assassiner. Par la suite, Didius Julianus acheta littéralement l’Empire : « La Ville et l’Empire tout entier furent mis aux enchères. »
Mais son règne fut éphémère, et le peuple romain se lassa vite de son nouvel empereur. Ailleurs dans l’Empire, d’autres généraux furent acclamés par leurs légions : Pescennius Niger en Syrie, Clodius Albinus en Gaule, et Septime Sévère en Pannonie.
Conquête à l’Est, victoire à l’Ouest
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Dans ce duel à trois, Septime Sévère frappa le premier. Il marcha sur Rome, sécurisant son flanc occidental en offrant à Albinus le titre de co-empereur et d’héritier. Son avancée précipita l’assassinat de Julianus par une garde paniquée, et Sévère fut reconnu comme empereur. Il se proclama vengeur de Pertinax et promit de collaborer avec le Sénat pour restaurer l’ordre impérial.
Se tournant vers l’Est, il marcha contre Niger, qu’il vainquit en 194 après un long siège de Byzance (future Constantinople) et une bataille sanglante à Issos. Libéré de ce rival, il put alors s’occuper de Clodius Albinus. Il désigna son fils Caracalla comme héritier et rompit avec Albinus, déclenchant la dernière phase de la guerre civile. La victoire décisive eut lieu à la bataille de Lugdunum (Lyon) en février 197, la plus grande bataille jamais livrée par les forces romaines. Sévère en ressortit maître incontesté de l’Empire.
Parallèlement à ces conflits internes, Sévère mena des guerres contre les ennemis extérieurs de Rome. Après sa victoire sur Niger, il punit les États vassaux de Mésopotamie qui avaient soutenu son rival en 195. Puis, en 197, après sa victoire sur Albinus, il lança une deuxième campagne contre l’Empire parthe.
Ses objectifs et son succès font débat, mais il s’empara de la ville royale de Ctésiphon. Comme l’empereur Trajan un siècle plus tôt, il reçut le titre de Parthicus Maximus et célébra ses triomphes en Orient à son retour à Rome en 202, notamment avec l’édification de l’Arc de Septime Sévère, qui domine encore aujourd’hui le Forum romain.
Trouver un père, fonder une dynastie
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La rupture de Sévère avec Clodius Albinus fut motivée par sa volonté d’établir sa propre dynastie. Il avait épousé Julia Domna vers 187. Issue de la cité syrienne d’Émèse, elle appartenait à une famille aristocratique chargée du culte du dieu solaire Élagabal. Selon une rumeur, Sévère aurait entendu une prophétie annonçant qu’une femme syrienne était destinée à épouser un roi.
De leur union naquirent deux fils, Marcus Aurelius Antoninus (connu sous le nom de Caracalla) et Geta (qui serait assassiné par son frère). Sévère les désigna comme héritiers et s’attacha à promouvoir l’image d’une famille impériale unie, la domus divina, notamment sur les pièces de monnaie et dans l’art.
Parallèlement à la fondation de cette dynastie, Sévère chercha à légitimer son règne en se rattachant aux empereurs précédents. Il alla jusqu’à proclamer être le fils adoptif de Marc Aurèle et le frère de Commode ! À cette annonce, un sénateur particulièrement audacieux (et téméraire) aurait déclaré : « Je vous félicite, César, d’avoir trouvé un père ! »
Destiné à régner ? Les présages du pouvoir
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Le règne de Sévère est marqué par un intérêt prononcé pour les présages, les augures et l’astrologie. Comme vu plus haut, ces croyances influencèrent ses choix, notamment son mariage avec Julia. L’historien sénatorial Cassius Dion – principale source sur Sévère – compila de nombreux présages annonçant son ascension, bien que ces récits relèvent probablement de la propagande.
Les inclinations astrologiques d’un empereur africain et de son épouse syrienne ont longtemps alimenté l’idée que la dynastie sévérienne incarnait une « orientalisation » de Rome, perçue comme une corruption des traditions romaines. Ces interprétations sont aujourd’hui remises en question par les historiens modernes. Cependant, l’omniprésence des présages sous Sévère demeure frappante.
L’un des plus célèbres rêves prophétiques rapportés par Cassius Dion mettait en scène un cheval du Forum romain qui aurait désarçonné Pertinax avant d’accepter docilement Sévère sur son dos. Certains y voient un lien avec une statue équestre de l’empereur aujourd’hui disparue, mais attestée par des pièces de monnaie de l’époque.
Tromperie et dévastation : Plautien et Bulla Felix
Bien que les accusations de favoritisme envers les provinciaux soient infondées, Sévère confia le poste de préfet du prétoire — sans doute la fonction la plus influente de l’administration impériale — à son ami et compatriote Gaius Fulvius Plautianus, originaire comme lui de Leptis Magna en Libye.
La carrière de Plautien en tant que préfet illustre parfaitement comment le pouvoir corrompt. Ambitieux, cupide et cruel, il usa de son influence sans retenue.
Bien que sa fille, Plautilla, ait été mariée à Caracalla, ce dernier détestait à la fois son épouse et son beau-père. De plus, Plautien semble avoir méprisé l’impératrice Julia Domna, qu’il considérait comme une rivale dans sa relation avec l’empereur. Sa chute fut soudaine et totale : le frère mourant de Sévère révéla au souverain les ambitions démesurées du préfet.
Un complot, orchestré avec la complicité de Caracalla, permit de le démasquer, et Plautien fut exécuté sous les yeux de l’empereur. Sa mémoire fut damnée, ses statues furent détruites à travers l’Empire, notamment sur l’Arc des Argentarii dans le Forum Boarium de Rome.
Le sentiment que le règne de Septime Sévère marquait une période de transition est encore renforcé par l’histoire de Bulla Felix. Mentionné uniquement par Cassius Dion, Bulla était un chef de bande qui sema la terreur dans la campagne italienne entre 205 et 207 apr. J.-C.
Charismatique meneur d’hommes, il rassemblait autour de lui des jeunes déshérités fuyant la répression impériale, dans une aventure qui n’est pas sans rappeler la légende de Robin des Bois. Trahi, il fut capturé et livré au préfet du prétoire. Son dernier échange avec ce dernier résume avec une ironie mordante l’évolution de l’Empire. Le préfet lui demanda : « Pourquoi êtes-vous devenu un brigand ? » Ce à quoi Bulla répliqua : « Pourquoi êtes-vous préfet ? »
Des villes transformées
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Au-delà des bouleversements politiques, Septime Sévère fut sans doute le dernier grand bâtisseur de l’Empire avant près d’un siècle. À l’instar d’Hadrien au début du IIe siècle, il fut un empereur voyageur, ses campagnes militaires et sa curiosité le menant aux confins du monde romain. Son passage laissa une empreinte durable sur l’urbanisme impérial, les cités qu’il visita lui dédiant souvent de nouveaux monuments.
À Rome, son programme architectural fut le plus ambitieux depuis des décennies. Il comprenait d’importantes restaurations, notamment du Panthéon (dont l’inscription dédicatoire est encore visible aujourd’hui), des infrastructures hydrauliques (plusieurs aqueducs), ainsi que des projets d’une ampleur impériale, tels que le Septizodium, un immense nymphée situé au sud-est du mont Palatin. Ce dernier aurait été conçu pour glorifier la nouvelle dynastie et impressionner les visiteurs venus d’Afrique.
Leptis Magna, quant à elle, fut littéralement transformée, un héritage qui lui vaut aujourd’hui son statut de site du patrimoine mondial de l’UNESCO. La visite impériale de 205 apr. J.-C. fut l’occasion d’un programme monumental sans précédent : la cité se vit offrir un magnifique nouveau forum, des temples, un théâtre et un arc honorifique célébrant son illustre fils.
Aux confins de l’Empire
Une carrière impériale qui s’étendit de Rome et de l’Afrique du Nord aux frontières danubiennes et arabiques s’acheva aux confins septentrionaux de l’Empire, lorsque Septime Sévère lança sa dernière campagne contre les tribus calédoniennes en Écosse. Il s’y rendit avec une force considérable, officiellement pour restaurer l’ordre dans la province.
Cependant, les troupes romaines trouvèrent le paysage écossais particulièrement difficile, et Dion Cassius relate les épreuves endurées par les soldats. Des découvertes archéologiques récentes ont révélé l’ampleur des efforts déployés par Sévère pour fortifier la région : le mur d’Hadrien fut renforcé, tout comme le mur d’Antonin, et plusieurs grands forts furent bâtis ou restaurés, notamment celui de Carpow.
Mais cette expédition ne visait pas seulement la gloire militaire. Il aurait su que cette campagne serait sa dernière, une prophétie lui ayant prédit sa fin imminente. Sévère aurait entrepris cette expédition en Calédonie pour préparer ses fils à leur destinée impériale : un séjour loin du luxe de Rome était censé les endurcir.
Son dernier conseil à ses deux fils, rapporté par Dion Cassius, fut sans équivoque : « Soyez unis, enrichissez les soldats, méprisez tous les autres. » Pourtant, cette leçon semble avoir été vaine, les frères étant incapables de surmonter leur haine mutuelle. Caracalla aurait même envisagé d’assassiner son propre père avant de renoncer à la dernière minute ! Un sinistre présage des effusions de sang à venir.
Lion et renard : l’héritage de Septime Sévère
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Lorsque Septime Sévère mourut à Eboracum (l’actuelle York) en 212 apr. J.-C., son corps fut incinéré et ses cendres ramenées à Rome par ses fils, pour être inhumées dans le Mausolée des Antonins (aujourd’hui le Castel Sant’Angelo). Si son lieu de repos final témoigne d’un attachement aux traditions impériales, son règne marqua une profonde transformation de l’Empire.
Premier empereur d’origine africaine, il étendit les frontières de Rome à leur plus grande étendue tout en posant les bases d’un pouvoir reposant davantage sur la loyauté des armées provinciales. Il affaiblit la monnaie romaine, mais embellit les cités de l’Empire comme peu de souverains avant lui.
En tant que figure historique, il incarne un tournant entre le Haut-Empire et l’Antiquité tardive, une transition souvent perçue comme un déclin. Cela a conduit les historiens à adopter des perspectives variées – et parfois controversées – sur son règne.
Sévère reste un personnage énigmatique, et cette ambivalence est parfaitement résumée par l’analyse de Machiavel. Dans Le Prince, l’auteur florentin le considère comme un modèle du souverain habile, capable d’incarner à la fois la force brutale et la ruse politique. « Examinez attentivement cet homme », écrit-il, « et vous verrez un lion des plus vaillants et un renard des plus rusés. »